On l’a vu récemment sur le podium Chanel, mais cela va plus loin. La mode, depuis le début du XXe siècle, a su accompagner et contribuer à l’évolution de la condition féminine. Mais est-elle féministe pour autant ?
Il y a une semaine, Karl Lagerfeld faisait manifester la femme Chanel dans les rues de Paris reconstituées pour son défilé printemps-été 2015. Au programme, des pancartes revendiquant des propos tels que « Ladies first », « Make fashion, not war », « We can match the machos », « Le genre ne veut pas dire mauvais genre », « sans femmes, pas d’hommes » ou encore « Je ne suis pas en soldes ». Un air de mai 68 remis au goût du jour pour secouer la société jugée « rétrograde » par le créateur. Une occasion de faire passer un message, ou une performance artistique en dehors de la réalité ?
S’il a pu être influencé par les propos féministes de sa mère lorsqu’il était petit – « les hommes, ce n’est pas si important que ça » relate l’AFP-, il s’inscrit dans la ligne d’un Chanel toujours poussé par un vent de liberté protestataire. En effet, à partir du moment où Coco a investi le vestiaire masculin en 1910 pour rendre le tweed, le jersey, la marinière… mais surtout le pantalon, accessibles à toutes, le féminisme est entré plus concrètement dans l’univers du vêtement. Les femmes ont ainsi emprunté des pièces masculines « sans se déguiser en homme, mais bien en s’appropriant leur vestiaire», explique Jean-Michel Bertrand, professeur d’histoire de la mode à l’IFM (Institut Français de la mode). Elles revendiquent la liberté de jouer avec les codes pour bousculer l’ordre des choses. Une mode qui libère la femme, lui apporte confort et praticité. Voilà en quoi Gabrielle Chanel pensait révolutionner le quotidien des femmes, sans pour autant avoir un point de vue féministe.
Si la mode a contribué à l’évolution de la situation de la femme en la libérant des corsets incontournables de l’époque pour les fameux pyjamas de ville ou de plage, elle lui a surtout donné le choix de son apparence, rappelle Valérie Taieb, historienne de la mode. S’exposer aux regards grâce aux mini-jupes de Mary Quant en 1962, prendre le contre-pied de la féminité dans les larges tailleurs pantalons d’Yves Saint Laurent en 1967, ou encore afficher sa sensualité dans les mailles près du corps de Sonia Rykiel… « Chanel a donné la liberté aux femmes. Yves Saint Laurent leur a donné le pouvoir » disait Pierre Bergé. Elles ont magnifié leurs personnalités au travers des vêtements, pour elles, et non pour les hommes. Grâce à ce nouveau panel de choix, les femmes ont réussi à s’émanciper. Mais n’oublions pas que la mode a toujours comporté son lot de codes, d’artifices et de stéréotypes. Les canons de beautés ont régis les tendances, avant même que celles-ci se mettent au diapason des conditions socio-culturelles. C’est en filtrant la société par son prisme esthétique et l’invention de sa femme rêvée que la mode a accompagné à sa façon le mouvement féministe.
Mais qu’en est-il du féminisme à présent ? Après ses nombreuses victoires, la forme la plus radicale du féminisme s’est quelque peu éteinte après les années 70, pour mieux revenir ces dernières années. Avec le corps comme moyen d’expression, les derniers mouvements dit « troisième vague féministe », ont su rebondir pour contrer les inégalités et injustices actuelles (on pense aux Femens et leurs seins nus peinturlurés). Mais la mode n’est pas en reste. Le renouvellement de la marque Céline par la créatrice britannique Pheobe Philo et ses lignes androgynes en 2008, l’allusion à la souffrance des femmes pour être belle d’Alexander McQueen par ses colliers de femme girafe et ses bouches botoxées en 2009, ou encore les performances des danseuses –de toutes tailles, de toutes couleurs de peau- de Rick Owens en 2013. Dernièrement, c’est Karl Lagerfeld qui s’est emparé du sujet avec son défilé propagande. Avec ce simulacre de manifestation pour la femme, aux slogans plutôt « beaux » que profonds, le créateur a semé le malaise. La mode, du luxe, par essence ne serait pas légitime sur des propos aussi idéologiques que le féminisme souligne Jean-Michel Bertrand. En fin de compte, chaque marque doit d’abord suivre sa ligne identitaire et répondre à des questions esthétiques avant de pouvoir « parler pour parler ». Le féminisme, une tendance médiatique ? « Il y a quelque chose d’opportuniste qui est inhérent à la mode. C’est presque indécent mais on s’en fiche car ça se consomme super vite, puis ça s’oublie » pointe l’historienne Valérie Taieb.
En somme, la mode est l’un des meilleurs moyens par lequel une forme de féminisme (la féminité) a réussi à s’exprimer jusqu’à présent. En contrepartie, la mode elle aussi a su tirer profit de ces engagements forts, pour la femme qu’elle représente. Les wonder woman, les working-girls… les femmes engagées de quelques façons, se sont retrouvées dans ces mouvements et ces inspirations de conquérantes. Et si le féminisme était devenu le nouveau « glam » ?